Jimmy’s Hall
de Ken Loach

On se souvient la chronique de ces morts « oubliées » en Suisse et ailleurs en Occident ; elle constitue le symptôme extrême de la dissolution de nos sociétés. Le système capitaliste « arrache les êtres à leurs savoirs-faire, leurs communautés, leurs agirs » (Jean-Pierre Morbois, dans une préface à l’édition de textes du jeune philosophe Lukács). Ainsi déracinés et séparés, les individus tendent à se replier dans la cupidité, le relativisme et le nihilisme.

Certains, qui partagent ce constat, sombrent dans le déclinisme ou se réfugient dans un universalisme abstrait, d’autres réhabilitent l’action de collectifs concrets.

Intéressons-nous à ces derniers.

Comment refaire communauté ? comment se renforcer ? comment retrouver de l’espoir, du pouvoir d’agir ? L’ultime et remarquable long-métrage de Ken Loach propose une réponse vibrante, un exemple suggestif.

Jimmy’s Hall, tel est son titre, nous plonge dans l’Irlande du début des années 1930. Emigré aux Etats-Unis, le communiste James Gralton en revient suite à la crise économique et au relatif apaisement de la « question » irlandaise.

Avec ses camarades d’antan et des jeunes gens plein de fièvre, il restaure un vieux dancing décati pour y déployer une sorte de foyer d’éducation, de loisirs devenant également, une fois les chaises en cercle, un authentique club politique. Travailleurs des champs, des tourbières et des mines, chômeurs et jeunes en manque de réjouissances se retrouvent pour partager des cours de dessin, de musique, de chant, de danse folklorique et de Shim Sham, de gymnastique, de boxe et de menuiserie. Chacun apporte sa contribution bénévole, partage ses inclinations. On aborde aussi l’organisation sociale et l’économie : chômage, droit des travailleurs, des métayers, résistance aux maîtres comme aux prêtres, au fascisme rampant comme au monopole revendiqué par l’Eglise sur les âmes de ce Comté de Leitrim.

L’expérience chaleureuse narrée par Loach émeut et fascine. Elle éclaire d’un jour nuancé le débat de l’émancipation des masses.

Depuis Condorcet (puisqu’il faut bien un terminus a quo), on considérait que les institutions  républicaines exigeaient une forme d’acculturation du peuple voire même son éducation permanente. Moins d’un siècle après, sous d’autres cieux, d’autres révolutionnaires – les populistes russes – lancent une véritable « croisade vers le peuple » qui voit des intellectuels novices investir la paysannerie et s’évertuer à l’éduquer.

En miroir de ces deux exemples, évoquons la conviction de Marx (dans les Statuts de l’Association Internationale des Travailleurs) que « l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », et, plus près de nous, celle de Jacques Rancière, développée dans Le Maître ignorant (un essai discutant les aventures du pédagogue Joseph Jacotot), affirmant l’égalité des intelligences, la capacité de chacune et chacun d’apprendre par soi-même.

Au vu de ce sommaire rappel historique, ce qu’il y a de singulier dans notre Hall irlandais, c’est l’articulation de l’enculturation et de l’acculturation, le développement par la petite communauté de sa sensibilité propre et son ouverture à une culture autre : celle, populaire, du jazz américain ou celle, « haute », « légitime », des poèmes de William Butler Yeats.

Devisant sur La Chanson du voyageur Aengus, les présents échangent leurs interprétations, illustrant une forme d’appropriation collective de la culture.

On s’autorisera peut-être à comparer cet épisode aux précédents des universités ouvrières au tournant des XIXe et XXe siècles et, à la même époque, des « bourses du travail » initiées par l’anarcho-syndicaliste français Fernand Pelloutier. Fonctionnant comme des centres communautaires d’éducation des adultes, dotés de bibliothèques, de salles de lecture, de salles de classe et de vastes hall pour les rassemblements ambitieux, les bourses enseignaient la sociologie, l’histoire, les sciences « dures », les langues, la littérature, la rhétorique, l’art, etc. On y donnait aussi à l’ouvrier, selon l’expression de Pelloutier, la « science de son malheur » ; on lui apprenait à poser, à se poser des questions – histoire qu’il retrouve le contrôle de sa vie (une expression que l’on entend aussi dans l’œuvre de Loach ; « on s’améliore » glisse par ailleurs Gralton dans une autre séquence du film).

L’éducation ambitionnée est intégrale ; elle rejette toute mesquine spécialisation ou la réduction de l’homme à un savoir-faire.

Elle est – et cela est particulièrement émouvant dans Jimmy’s Hall – intergénérationnelle (quatre « âges » sont représentés) et soucieuse de l’exultation des corps comme des esprits. La danse donne chair à cette liberté qui se conquiert dans la chaleur commune.

En quittant le cinéma, il me semblait que les squats culturels les plus coopératifs et certaines maisons de quartier, moyennant revitalisation de leur militance originaire, pouvaient offrir un écho actuel à notre exemple irlandais, à cet exemple d’individus refusant de n’être que des atomes écrasés et récoltant, de concert, en ce monde, le miel de l’existence : la joie simple de vivre.

Rédaction : Mathieu Menghini

Angleterre, 2014, couleur, 1h49 ; avec Barry Ward, Simone Kirby, etc. et un scénario de Paul Laverty.

Voir la bande-annonce ici

Projection le lundi 27 janvier 2020 à 20h à Fonction : cinéma (Maison des arts du Grütli, rue du Général-Dufour 16, à Genève)