Distance au rôle

Presque neuf mois de rencontres, de discussions, de sorties culturelles, de textes échangés. Minutieusement, les paroles de chacun-e recueillies et transcrites tour à tour par Cathy et Aurore (d’ATD Quart Monde), par les médiateurs culturels de La Marmite, Jean-Luc et Alice, par l’artiste que j’étais censé incarner. Une première expérience, et ne pas savoir comment s’y prendre… D’abord, apporter un carnet pour chaque participant-e, les inviter à tenir le journal de nos activités, telle était la première idée. Mais l’écrit ne convient pas à tous, le carnet peut déclencher une angoisse ou rappeler un devoir scolaire. Peu à peu, j’ai donc imaginé me faire moins écrivain (au sens un peu prétentieux du sacerdoce artistique) que scribe public, à disposition de celles et ceux qui souhaitaient réagir, commenter, questionner.

C’est dans ce contexte que, suite à la visite à l’Alimentarium de Vevey en janvier 2017 et aux vives réactions du groupe, nous avons adressé une lettre collective, longue et argumentée, à la direction de ce Musée. Tous ont écrit et signé leurs opinions, interpellé une institution en lui demandant une réponse. Geste démocratique, riche de sens et d’effets, qu’une telle lettre. Cela a constitué une véritable prise de parole, assez rare chez des personnes parfois impressionnables et craignant s’exprimer en public, faire entendre leur avis. Voilà de quoi, j’espère, accroître le sentiment de dignité citoyenne des signataires. L’Alimentarium a pris au sérieux ce courrier et a invité le groupe à une rencontre pour en parler, le 12 mai 2017. A noter toutefois que le Musée n’a pas souhaité répondre par écrit, redoutant sans doute de voir un tel débat se répandre dans l’espace public…

Au mois de mars 2017, nous avons également expérimenté un atelier d’écriture à partir d’une liste des «Je me souviens…» rédigés ou formulés par chacun-e. Ce jeu, très joyeux, a permis de dresser un bilan de nos rencontres. Dans ce temps long, si précieux, d’une expérience en commun, bien des mots et des émotions se sont déposés comme des sédiments. Parfois de manière imprévue, désordonnée, par bribes. A partir des impressions de chacun, peu à peu s’est dessiné un territoire de récits et de questions.

J’avoue avoir été impressionné par l’expérience de vie, les paroles et les émotions exprimées par les participant.es. Très vite, cela a rejailli sur moi sous la forme d’une timidité, d’une gêne presque à faire «l’écrivain». Intervenir dans ce contexte m’a semblé un vrai défi. A plusieurs reprises, le rôle qu’on m’attribuait et la façon dont je croyais avoir à l’incarner m’ont plongé dans le doute. Le privilège de ce statut n’était-il pas, dans ces circonstances, exorbitant et injuste ? N’étais-je pas une sorte d’imposteur, bien payé, venu parmi eux (dont la vie est une lutte matérielle constante) quelques heures avant de regagner sa tranquille bibliothèque ? Comment le groupe percevrait-il un écrivain ? Comme un être abstrait, coupé de leurs réalités, hautain ou obscur ? Et moi, serais-je capable de me laisser traverser par leurs paroles ? Pourrais-je susciter une création collective plutôt que de proférer une parole autorisée ? C’est pourquoi le rôle de scribe au service du groupe m’a finalement semblé le plus juste. Prendre acte de leurs mots et les libérer de la tâche angoissante d’écrire.

Le groupe d’ATD Quart-monde est composé de gens dotés d’une réelle expérience de la misère et qui peuvent en parler avec précision. Très vite, le plus important m’a paru être la reconnaissance réciproque des capacités et des qualités de tous. Cela se construit aussi en-deça des discours, dans l’accueil chaleureux, les rires qui très vite ont émaillé les soirées. Grâce à la finesse humaine de Mathieu Menghini, à celle des animatrices et des médiateurs, la confiance s’est très vite installée. Nous étions avant tout un groupe, chacun y tenant un rôle différent, mais personne n’a confisqué l’autorité ou le dernier mot. La parole a circulé, venue de parfois du «lointain intérieur», de plus en plus fluide, pour s’agréger peu à peu aux rumeurs de la rue.

Jérôme Meizoz, écrivain invité du Groupe Jeanne des abattoirs, mai 2017.