Lettre du groupe au Musée de l’Alimentarium
ATD-Quart Monde, Genève
La Marmite
5, ch. Galiffe
Ch- 1201 Genève

Genève, 17 février 2017
Madame, Monsieur,
Jeudi 12 janvier dernier, nous sommes venus visiter l’Alimentarium, dans le cadre du grand projet culturel La Marmite (www.lamarmite.org) qui accompagne en l’occurrence tout un groupe de personnes membres d’ATD Quart Monde sur la thématique « L’expérience de l’injustice ». Votre Musée est un bâtiment superbe, luxueux, il présente de nombreux éléments informatifs et les participant-es l’ont visité avec curiosité.
Cependant, nous avons tous été surpris qu’un musée de l’alimentation ne présente pas, voire occulte plusieurs thèmes centraux de cette question d’intérêt public : le problème des famines, de la répartition de la nourriture dans le monde, de l’impact des industries agro-alimentaires sur les terres et de la bio-diversité, celle du modèle de marché capitaliste et de ses conséquences sur l’accès aux ressources (privatisation de l’eau, etc.), celle du rôle des travailleurs et des syndicats dans le processus de production alimentaire et enfin celle du traitement réservé aux animaux.

Cathy : « L’alimentation c’est un combat depuis toujours pour survivre ! On ne s’en rend pas compte et le musée n’en rend pas du tout compte ! Il n’est jamais question du droit à l’alimentation. Il est pourtant difficile pour certains de nourrir leur famille, ils souffrent de famine et n’ont pas le choix de quitter leur village dans l’espoir de subvenir à leurs besoins. On dirait que tout le monde mange à sa faim ! ». Nous aimerions savoir pourquoi ces éléments sont, dans leur grande majorité, passés sous silence, ou à peine traités ?
Autre sujet de surprise pour tous, la pièce interactive qui présente la chaîne de production de la graine ou de l’animal au produit conditionné (mozzarella, moutarde, sticks de poisson, etc.).
Michèle : « J’ai trouvé la première salle interactive très jolie » mais « on ne sait pas combien sont payés les Africains pour la récolte du cacao. »
Chantal : « Le mur interactif, c’est de la simplification ! Ça passe directement au produit fini ! On voit un buffle et paf, ça se transforme en une pizza avec mozzarella. C’est n’importe quoi ! Je ne suis pas venue voir Nestlé ! ». « Le prix me pose problème, 2 francs un kilo de tomates, comment sont-elles produites ? Combien touche réellement le producteur ».
Jean-Marie : « La première salle que l’on a vue avec le mur interactif, lorsqu’on voit le passage d’une graine de moutarde directement à un tube de moutarde Thomy, c’est n’importe quoi !» ;
Cathy : « Que peuvent bien penser les enfants qui vont voir ça ? ».

Cette représentation laisse croire, notamment aux enfants, qu’il n’y a qu’un seul circuit de la nature au produit fini, lui-même d’une seule marque : comme si la mozzarella tombait droit de la bufflonne et que les poissons nous parvenaient directement en sticks. Le monde entier, dans cette vision enchantée, ressemble à une bienheureuse utopie commerciale, sans pénurie ni conflits, sans dommages ni excès. La référence constante, publicitaire, aux produits du groupe Nestlé exclusivement, nous a frappé.
Pour illustrer ces remarques et réserves, voici un florilège des réactions recueillies auprès du groupe des visiteurs. Elles ne manqueront pas de vous intéresser, nous en sommes certains :
Jean-Marie : « Ils montraient des produits de mon enfance. La chicorée par exemple, mais ils ne montrent pas du tout comment les gens dans les années 70 faisaient leurs commissions. On ne voit pas du tout l’évolution, le passage des petits commerces aux supermarchés. Avant on faisait ses courses dans l’épicerie du quartier, c’était beaucoup plus chaleureux, ça avait une âme… Le supermarché c’est n’importe quoi ! Il y a moins de contact de proximité, plus de choix peut-être mais ça reste moins convivial ! » ; « Il parlait du chocolat, que c’est un produit suisse mais il ne disait pas que les fèves proviennent d’Afrique, ni n’évoquait les salaires de ceux qui le ramassent et le transforment, c’est injuste pour eux ! C’est pourtant un produit qui est issu de la colonisation ! ».
Laurence : « C’est un peu hypocrite de dire que le chocolat est un produit suisse. »
Marie-Thérèse : « J’ai aussi trouvé intéressant de comprendre et découvrir ce que les gens mangent dans d’autres cultures que la nôtre ! Ça donne envie de voyager pour goûter les différents plats des pays » ;
Mimi : « La projection où l’on pouvait voir les trajets des produits importés et la consommation du carburant engendré par le transport, c’était très intéressant ! ».
Alice : « Il n’y a pas de transparence sur la chaîne de production d’un aliment. Parfois sur le paquet il est noté que l’aliment est produit en France par exemple, alors que seule la dernière étape de transformation de l’aliment a été faite en France. C’est mentir aux consommateurs ! ». « A un endroit dans le musée, ils montraient des produits allégés, mais encore une fois sans vision critique. Désormais, on voit des messages de prévention partout : “mangez moins sucré, moins salé”. Oui, je veux bien mais en même temps ça m’agace car on crée un business qui est basé sur la peur des gens, juste dans l’optique de vendre. Ensuite, ils nous vendent de l’eau minérale “zéro calorie”. Et ils nous vendent beaucoup de bonbons et de chocolats ! Il y a vraiment des problèmes de messages, d’information face à l’alimentation ! ».
Cathy : « C’est drôle, mais ils ne parlent jamais de la nécessité de manger. Ils parlent de l’alimentation sous l’angle culturel et social mais pas comme un besoin primaire ». « J’ai apprécié lorsqu’on montre l’offre alimentaire des différentes cantines scolaires à travers le monde ». « Par contre, j’ai trouvé terrible lorsqu’ils montrent le dernier repas de condamnés à mort, c’est du voyeurisme ! ». « C’est aussi un manque de dignité lorsqu’on voit des extraits de films avec des personnes énormes et tout ça sans leur donner la parole. C’est utiliser les gens ! Le musée montre seulement des obèses, et fait comme si c’était de leur faute !».
Aurore : « Je m’attendais à voir un musée de l’alimentation mais pas un musée de propagande pour Nestlé ! » « J’ai vraiment été déçue de ne rien voir dans le musée qui traitait de la famine, des conditions de production peu morale des aliments … ». « Il montre des outils et techniques anciens qui respectent l’environnement, mais rien sur les conditions actuelles de production des aliments : usage de pesticides, mauvais traitement des animaux… On cache tout cet aspect là ! C’est dommage, le musée montre une réalité enjolivée ». « L’inégalité face à l’alimentation n’est pas du tout montrée. ». «Sinon, j’ai trouvé sympa qu’il parle de religion, c’est découvrir l’alimentation sous une autre facette. C’était chouette aussi l’étage du haut lorsqu’il parlait du cerveau ».
Jérôme : « Il n’y a rien sur la famine, c’est vraiment étonnant ! » ; « C’est un musée très luxueux, on voit que c’est privé car toutes les marques sont visibles. Un lieu public ne pourrait pas faire ça.».

Certes, votre musée n’est pas une institution publique et il reflète dès lors la vision qui est la vôtre. Mais alors, il serait plus honnête de l’appeler « Musée Nestlé ». D’autant plus, ajoute Mimi, qu’il se présente comme un «bien culturel suisse d’importance nationale» (site Internet). Nous pensons donc qu’il serait juste d’aborder les sujets complexes, objets de nombreux débats de société, plutôt que de faire comme s’ils n’existaient pas (Marie-Thérèse : « Ce musée n’est pas assez approfondi ! » ; Jean-Marie : « Et les OGM ne sont pas abordés.». De même, divers éléments sont parfois peu contextualisés (Mimi : « L’exposition est très détachée de son contexte : la Suisse. On parle de plein de pays mais il y a peu d’informations sur la Suisse, c’est dommage » ; Cathy : « Il y avait plein de choses intéressantes à découvrir mais on reste toujours en surface et ça ne va jamais en profondeur ».). Le public n’est pas idiot, et il n’a pas besoin d’un dessin animé de Walt Disney pour parvenir à comprendre des problèmes qui nous concernent tous.

En espérant que ce retour collectif vous aidera à améliorer les aspects didactiques de l’Alimentarium, et dans l’attente de votre réponse, nous vous adressons, Madame, Monsieur, nos meilleures salutations.

Pour ATD-Quart Monde Genève
La Marmite, université populaire nomade
Chantal Schneider, Jean-Marie Baeriswyl, Lilo di Pasquale, Laurence Pilet, Michèle Piguet dite Mimi, Marie-Thérèse Berruet, Ana Pasteur, Michèle Chehaibi-Kolly.
Cathy Low, Aurore Sanchez, animatrices ATD-Quart Monde.
Alice Izzo, médiatrice, La Marmite
Jérôme Meizoz, écrivain invité, La Marmite

 

Séance du 16 février – restitution avec artiste
Rendez-vous à la Maison Joseph et repas autour de la grande table de la cuisine. Il y a Chantal aux fourneaux, des chants, des rires, on se chambre parmi et les hommes sont priés bien gentiment d’aller faire la vaisselle ! Protestations, rires, café.
A l’ordre du jour de cette séance, une première constatation : cela a passé si vite, déjà la fin du parcours se profile et il nous
semble qu’il nous aura toujours manqué de temps pour développer les retours que chacun avait à exprimer suite aux sorties. Il nous reste maintenant deux séances et celle-ci sera largement consacrée à la lettre que nous allons envoyer à l’Alimentarium, suite à la visite de ce musée.
Sur la base des contributions de chacun, Jérôme Meizoz, notre artiste-écrivain-associé nous avait soumis un premier jet que chacun est amené à compléter ou valider.
Une première question apparaît : Pourquoi Mathieu nous a-t-il proposé cette sortie alors que ce lieu semble de moralité douteuse !? Avait-il fait la visite au préalable ? S’attendait-il justement que nous options pour un positionnement critique face à l’offre pédagogique de ce musée ?
Au fil de la lecture de la lettre de nouvelles indignations apparaissent, touchant aux messages que le musée tente – sciemment ou non – de cacher aux yeux des visiteurs.
– l’inégale répartition de la nourriture dans le monde,
– le rôle et le problème des colonies, la domination,
– le lien entre l’aliment et la chaîne de production,
– le transport des denrées,
– l’impact des industries agro-alimentaires sur la biodiversité,
– le modèle du marché capitaliste et ses conséquences sur l’accès aux ressources,
– le traitement réservé aux animaux,
– le rôle joué par les industries agro-alimentaires sur les problèmes de santé publique,
– et, plus généralement, la question du droit à l’alimentation.

Le groupe a fait un travail critique remarquable et propose des changements dans la structure même du texte afin de renforcer et faire ressortir au mieux les nombreuses manipulations et l’orientation publicitaire que ce musée tente de faire passer sous couvert pédagogique.
Jérôme, virtuose de la saisie et du copier-coller remanie le texte et nous promet d’envoyer la lettre, après les dernières corrections, dans les plus brefs délais.
Tout le monde signe. Même ceux qui étaient absents durant la visite du musée ! C’est un travail citoyen et chacun de nous est fier de prendre part à ce petit ouvrage de démocratie. Opter pour une signature collective semble aller de soi, nous sommes un groupe avant tout ! Nous nous réjouissons déjà de l’éventuelle réponse de la direction du musée. Affaire à suivre !

En fin de séance nous reparlons de la possibilité de reprogrammer une rencontre avec Maurizio Lazzarato – la rencontre initialement agendée avait été annulée suite à un souci de santé de notre invité. Il se rendra le 14 mars à Lausanne pour une conférence et propose gentiment de nous rencontrer en cette occasion, quelques heures plus tôt, à Genève. On discute ensemble de la meilleure manière d’aborder cette rencontre. Elle a un petit goût de réchauffé et n’est plus vraiment dans l’actualité de notre parcours.
Le groupe exprime toujours la crainte d’être dépassé par quelqu’un de compliqué et d’inaccessible. Que faire ? Reprogrammer la rencontre ? Y aller ou pas ? Mais l’envie de partager notre expérience et de l’entendre sur les sujets de nos sorties – l’injustice, la violence du pouvoir financier – est la plus forte. Depuis le temps qu’on en parle et vu que l’occasion se présente, il serait dommage finalement de ne pas le rencontrer ! Malgré la contrainte de l’horaire qui empêchera certains de venir, nous nous réjouissons de ce prochain moment d’échange.

P.S. (Post-séance) : Quelques jours après cette séance, Cathy nous communique par e-mail qu’elle a reçu un appel téléphonique et par la suite un e-mail de la responsable-clients de l’Alimentarium ! Cette dernière voulait nous remercier de notre visite – ajoutant ensuite que notre lettre était très complète et approfondie. Elle finit par demander une adresse e-mail afin d’accuser réception de notre lettre. Puis dans le courriel qui a suivi, elle nous fait savoir qu’une réponse détaillée nous sera envoyée ultérieurement par leur Conservateur des Sciences de la Nature ainsi que par la responsable de la médiation culturelle ; elle termine son mail en nous remerciant à nouveau d’avoir donné un feedback à leur nouvelle exposition. Nous sommes plus que ravis d’apprendre cette nouvelle. Impatients de recevoir la réponse, nous sommes déjà heureux que nos remarques et commentaires soient pris au sérieux et en considération !
Alice Izzo et Jean-Luc Riesen