Veillée n°11, Citoyenneté
La liberté politique et philosophique de se mouvoir : quelle citoyenneté ? Marie-Claire Caloz-Tschopp
mercredi 13 novembre 2019 à 19h à la Haute Ecole du Travail Social (rue Prévost-Martin 28 à Genève)

Desexil, arme secrète ouverte au futur?

« En 2010, au départ de mes travaux, je cherchais un nouveau souffle de liberté, de création, sous-tendu par une question: comment passer de la colère, de la rébellion, à la puissance de la création? Comment faire sauter les codes qui enferment l’imagination? Ce ferment allait constituer la base d’une recherche de dix années initiée dans le cadre d’un programme du Collège international de philosophie (CIPh).
Une démarche philosophique pour les «desexilés prolétaires»

Le passage au Collège à Paris a été le point de départ d’une réflexion itinérante. L’occasion de pratiquer une démarche de déplacement des savoirs, des «démarches de connaissance» (Foucault) en repérant des dispositifs dans des situations concrètes de violence. J’ai eu le plaisir d’exercer une liberté de philosopher, en reprenant des travaux en théorie et philosophie politiques, en sciences sociales et politiques. En sont ressortis deux essais philosophiques.

Qu’est-ce qui motive tant de gens taxés de «minoritaires» à résister face à l’injustice, à pratiquer l’hospitalité, la solidarité, à être curieux sur le monde? J’ai exploré les pratiques de résistance depuis la philosophie en suivant une intuition: le droit de fuite que les exilés pratiquent avec leurs pieds, leur tête, leur corps pour vivre, échapper à la violence, au déterminisme, au conformisme, à la rhétorique ensorceleuse et vide, a un sens. C’est là que se cache l’invention de la politique, de la philosophie, des nouvelles citoyennetés, des nouveaux savoirs.

Pour comprendre le droit de fuite des exilés, dégager la question philosophique générale de la liberté politique de se mouvoir, il a fallu retrouver le souffle, les mots, la pensée vivante en convoquant d’autres approches en sciences sociales et sur les terrains. Avec deux balises: Hamlet de Shakespeare et Le Château de Kafka. La réflexion itinérante lancée dans le cadre du programme CIPh est passée par Genève, Lausanne, le Chili, le Brésil, l’Italie, Istanbul et Paris, partant de l’hypothèse que de nouvelles formes d’exil, d’expulsion (Sassen) s’étendaient à de nouveaux secteurs de populations précarisées, refoulées de la politique et des droits, et dotées de nouvelles formes de luttes.

Tout au long de ces dix années d’exploration, au fil de séminaires et de colloques publics, nous avons accumulé un matériel précieux. (Les programmes, témoignages, enregistrements, publications, livres et la revue en ligne (Re)penser l’exil sont accessibles sur le site exil-ciph.com). Dans le cadre associatif du CIPh, pas de travail salarié, des moyens d’action modestes à trouver. L’engagement physique et désintéressé de personnes et d’institutions a constitué le soutien matériel du programme. J’ai accepté d’en assumer la coordination jusqu’à fin juin 2019 dans les mêmes conditions.

Au tournant des années 1970-1980, marquées par une hégémonie ultralibérale – y compris au sein des universités –, un apartheid généralisé.

Le desexil de l’exil: un acquis d’émancipation
Exil, errance sans fin, nostalgie (saudade), découverte aussi. Sur les chemins, il y avait Ulysse et Pénélope, et bien d’autres figures invisibles. L’exil n’est pas seulement le fait des migrants, des opposants expulsés ou tués. C’est un sujet brûlant qui s’étend à toute l’humanité sous de multiples formes à identifier dans leur tendance commune de contrôle, d’expulsion, de guerre larvée, de disparition. Il s’étend à nous tous. A penser avec la destruction de la nature.

Dopées par la montée des nationalismes, les politiques occidentales sont taraudées par les questions migratoires. Mais ne parlent pas d’hospitalité, d’inégalité, de justice, de droits. Nous sommes roulé-e-s dans la farine. Pourquoi se laisser prendre les doigts dans le pot de miel de la haine? Pourquoi l’ambiguïté face à l’ultra-libéralisme, qui marche de front avec la violence banalisée – dans les renvois Dublin, la destruction de l’Etat social et du droit du travail, la privatisation des services publics (santé, éducation, logement…) ou encore dans le remplacement des droits fondamentaux par le droit de la guerre, pour ne citer que quelques exemples?

Etre exilé, c’est un rapport de pouvoir universalisé par la force dans un monde de violence, de guerre, d’apartheid de classe, de sexe et de race, de destruction des humains et de la nature, des droits, du service public. Alors oser le des-exil, convertir l’exil en «retour au futur» (Wagner). Nous sommes partis de l’exil et avons découvert le desexil, absent des dictionnaires philosophiques mais bien présent chez les exilés de la terre.

Le desexil c’est la face cachée, vivante, de l’exil. C’est refuser d’être chassé, expulsé, de se soumettre à la logique humanitaire victimaire et guerrière. C’est se battre, se réapproprier la liberté de penser, l’autonomie. Affronter des situations d’urgence en refusant la passivité, l’indifférence. Désobéir – mais contre qui, se demande un exilé turc? (Ahmet Insel). C’est aussi dénoncer ceux qui se contentent de décrier la «catastrophe». Dans un processus collectif de parole, d’écriture, c’est opter pour le vertige démocratique. Un tel usage de l’exil et du desexil contient des points aveugles en débat dans les recherches sur l’exil et les mouvements sociaux.

Un espace d’université libre à Genève?
Nous avons retrouvé l’histoire des exilés latino-américains des dictatures des années 1960-1990 (Benedetti, Cortazar) qui avaient déjà parlé de desexilio en revendiquant le retour contre le bannissement. A Genève, les travailleurs des services publics d’ici croiseront des travailleurs intellectuels, syndicalistes, féministes, militants du climat précarisés, emprisonnés, chassés de leur pays qui, en résistant, suffisent à montrer l’importance de la sauvegarde d’une pensée, d’un Espace libre et autonome.

C’est quoi une université libre? Pour qui? Comment ça marche? Agir, imaginer, penser, prendre la parole, écrire, être publié, mettre à l’épreuve des idées nouvelles, c’est loin d’être banal! Nous avons pris le risque incalculable de nous rencontrer, travailler ensemble. Le lieu existe depuis dix ans, voire depuis quarante ans. Comment voir le futur après l’étape de clôture du programme CIPh en juin? Nous allons en débattre. Des universitaires (Valeria Wagner, Antoine Chollet, Ilaria Possenti) se sont engagé-e-s dans la transition (coordination, publications) avec d’autres personnes d’ici et d’ailleurs qui seront là avec des propositions. Les savoirs doivent être construits autrement. Les formes de luttes classiques ne suffisent plus. Des formes de vie, des mots, des actions s’inventent, qui doivent être renforcés. La prise en compte des alternatives émergentes est vitale.

Nous sommes riches du processus du desexil de l’exil, d’un espace conquis – fragile – de compétences accumulées. Rien n’est gagné. D’autres déplacements sont nécessaires. »

Marie-Claire Caloz-Tschopp

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