Je connais au moins deux formulations décrivant le processus consistant à mettre en scène et faire jouer des gens.
« Un acteur, dit Hélène Fillières, comédienne et réalisatrice française, c’est quelqu’un qui ne sait pas quelque chose de lui que quelqu’un d’autre, le metteur en scène, sait, et qu’il se charge de faire découvrir aux autres. » La seconde définition, je la dois à Jean Rochefort. Je n’ai pas la citation exacte, je cite de mémoire. Il raconte que lorsqu’un metteur en scène s’acharnait à le diriger, n’était jamais content, cherchait constamment à le faire jouer plus comme ci ou moins comme ça, il passait quelques jours à l’observer méthodiquement, et au final, quel que soit le personnage, il imitait au plus près la voix, les intonations et les mimiques du metteur en scène. Invariablement, celui-ci s’exclamait alors : voilà, tu as enfin trouvé, tu es devenu le personnage.
Il me semble que mon métier se situe entre ces deux voies, en tout cas c’est ainsi que je le comprends et que j’essaye de l’exercer : observer les gens jusqu’à voir ce qu’ils ne montrent pas d’eux — et peut-être ce qu’ils ignorent d’eux-mêmes. Mais aussi, en même temps, me chercher en eux. Et les pousser à exprimer cette part de moi, et d’eux-mêmes… de nous, donc.
C’est ce que j’ai essayé de faire avec les membres de l’AFQM que j’ai accompagnés sur la plateau du Théâtre de Vidy. J’ai passé plusieurs semaines à les regarder, à tenter de comprendre qui ils sont, et comment je pouvais, moi, me découvrir en eux. Je leur ai parlé, je les ai surtout écouté. Je suis allé chez eux, dans leur univers. Tous m’ont fait une petite place.
Je me sens très riche de ces rencontres. J’ai l’impression que c’est pareil pour eux. Outre la reconnaissance que peut offrir un plateau comme celui d’une institution théâtrale, ils ont toutes et tous fait l’expérience d’aller à leur propre rencontre, mais aussi au devant de celle ou de celui dont ils devaient dire le témoignage. Pour certains, cela n’a pas été facile. Mais tous y sont parvenus.
Régulièrement, je leur posais la question : qu’est-ce que vous avez reçu de vos parents ou des personnes qui vous ont élevées, et que vous souhaiteriez remettre en question ? Que voudriez-vous donner que vous n’avez pas reçu ?
Ils ne savaient absolument pas répondre à ces questions. (Pourtant, en ce qui me concerne, c’est le moteur de ma vie !) C’est un petit regret : j’aurais souhaité les amener à ce qu’ils articulent le parcours culturel sur l’origine, avec leur propre vie, leur propre expérience. J’aurais souhaité qu’ils fassent le lien entre les sorties culturelles (le film de Kore-Eda par exemple), et la création collective qui a clos le parcours. Mais très peu l’on fait. Du moins consciemment. Mais qui sait ce qu’il se passe, en eux, dans leur intimité… dans leurs rêves… Ça, il faudrait demander à un metteur en scène de le découvrir, de l’exprimer, de le trouver !
En conclusion, j’aimerais exprimer à La Marmite ma gratitude de m’avoir convié à ce projet. Comme dit plus haut, j’ai énormément appris. Récemment, j’ai partagé mon enthousiasme avec un collègue français, qui dirige un CDN. Il m’a dit : ça, je le fais moi aussi depuis très longtemps, dans mon théâtre. On le fait chaque année. On recrute des gens, via des associations, on les invite à des représentations, auxquelles ils assistent depuis les coulisses, pour apprendre comment se fait le théâtre, et puis un auteur écrit une pièce exprès pour eux, et je les mets en scène. Ce qui me semble précieux à La Marmite (et ce que ce collègue n’avait pas l’air de comprendre), c’est que la démarche n’est pas d’élever les gens à l’art, de les amener à nous, de leur faire voir comment on fait, dans un esprit de verticalité — mais de faire de l’art, ensemble. De partir d’eux et de nous. Avec, en plus, beaucoup d’exigence. Jamais je n’ai aussi bien compris comment la « réception » participe de l’œuvre !
Guillaume Béguin